Nouvel Horizon [PV Lodagan]

Nouvel Horizon

Les trois corbeaux s'envolèrent. Cette rivière l'angoissait. Le bruit de l'eau sur la roche masquait les autres sonorités. Déambulant calmement à découvert sur les galets encore humides, il se fixa un objectif. Cet arbre au loin, à l'orée des bois, ferait grandement l'affaire. Il avait bu suffisamment d'eau en arrivant dans les parages et pouvait désormais reprendre sa fuite. Un regard en arrière et l'absence de silhouette le rassura. Pourtant il stoppa sa marche. L'homme était planté à quelques mètres devant lui. Il le reconnu aussitôt. C'était le frère de Rekh, le second de son père. Ankar n'était pas un tendre et le savoir ici l'angoissait grandement.

-"N'rends pas les choses plus compliquées". Dit alors l'adulte avec un sourire de satisfaction quant à sa trouvaille.

Kal restait immobile. L'unique pensée de se retrouver face à son père relevait de l'inconcevable, mais Ankar lui donnait la chaire de poule. Il fit glisser son arc de son épaule puis attrapa rapidement une flèche qui se planta aussitôt dans la cuisse de l'individu. L'autre cria de rage et l'arracha. Le gamin réitéra son acte mais le projectile rata sa cible pour ricocher sur la caillasse. La précipitation et la crainte le rendaient très nerveux. Il recula mais l'autre avançait trop vite. Un revers de la main le propulsa au sol. Il attrapa un énorme galet le jeta sur la tête de l'adulte venu le relever. Il ôta sa main ensanglantée et développa une certaine forme de colère.

"Si j'te ramène presque mort, ça f'ra l'affaire".

Il sortit son poignard et s'apprêtait à calmer le gamin pour de bon. Il n'en fut rien, Kal fut le plus rapide. La dague de sa mère venait de lui sauver la vie, se plantant alors dans les côtes solides de son bourreau. Mais la mort elle-même ne semblait pas vouloir d'un tel mécréant. Alors que l'enfant tentait de se dégager de cette emprise malfaisante, l'autre lui planta son poignard dans le mollet. Il cria et lui envoya sa bottine dans le nez pour finalement s'extirper. L'autre jura et lâcha son arme. Le garçon parvint à effectuer plusieurs mètres et à rentrer dans l'eau. Tellement animé par son désir de fuir les lieux, le petit n'en ressentit pas la fraîcheur.

"Tu vas m'le payer cher !"

Kal traversa comme il put et grimpa sur une grosse racine pour rejoindre le talus qui surplombait les eaux. L'autre était toujours en face, allongé sur les galets. Le jeune garçon prit donc le temps de reprendre son souffle avant de disparaître dans les bois. Entre angoisse et douleur à la jambe, il restait pourtant attentif à son environnement, comme on le lui avait apprit.

Rien ni personne depuis des heures. Il poursuivait sa route tant bien que mal, la crainte omniprésente dans ses entrailles, tout autant que la faim. La soirée tomberait bientôt, le froid l'accompagnerait. Il referma sa veste et se déplaça en boitillant là où son ventre gargouilleur l'entraînerait. Il marcha un long moment, oscillant entre la volonté de vivre et la facilité de s'assoir, pleurer, se faire bouffer par un ours... Sa mère lui avait suffisamment rabâché qu'une vie meilleure l'attendait au sud. Elle lui avait conté l'histoire d'un homme qu'elle avait bien connu autrefois, bien avant d'être emmenée malgré elle dans un clan des terres sauvages. Il avait retenu son nom mais tout lui paraissait alors bien absurde. Tandis que ses pensées fusaient tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, un couinement le sortit de ses tergiversations. Il était là, seul, dans un piège. Kal fronça un sourcil, observa les lieux et ne vit personne. Il s'approcha, sortit sa dague et tua le lapin d'un coup sec avant de retirer le câble constricteur autour de sa patte. Il fallait rapidement quitter cette zone bien trop calme car l'auteur du piège risquait fort de le surprendre en plein vol de gibier. Mais l'occasion était trop belle pour ne pas en profiter. Il observa l'animal, se disant qu'il était bien dodu. Distrait par sa trouvaille, il ne vit pas le poing percuter sa joue et sentit juste le contact de la terre.

C'était donc vrai. Les ténèbres ne voulaient pas s'emparer de cette brute d'Ankar. Bien qu'un peu mal en point, le rustre tenait suffisamment debout pour assouvir sa colère, voire pire. Il observa sa prise encore au sol avant de lui attacher les poignets. S'il ramenait le fils du chef, il aurait sa  récompense. Mais le morveux n'allait pas s'en sortir aussi aisément après ce qu'il lui avait fait subir. Il fallait avouer que le gamin avait de la ressource et qu'il lui avait donné du fil à retordre. Alors que la brute ôtait son ceinturon et maintenait fermement une main sur la petite tête brune toujours collée au sol pour lui faire vivre un calvaire mémorable, son regard fut attiré par un bruissement en provenance du fourré voisin. Il se redressa.

"Bouge pas d'là. J'en ai pas fini avec toi."

Kal accusait encore le coup reçu au visage. Mais il n'avait pas le choix que d'agir vite. Il glissa sur le côté et attrapa la dague précédemment tombée au sol pour la maintenir entre ses mains liées. Il se mit à genoux puis debout. Sentant que l'horizon vacillait devant lui, et tandis que l'autre lui tournait le dos à la recherche d'une présence pour l'instant invisible à l’œil nu, il tenta le tout pour le tout. Mais l'arme blanche fut jetée au sol avant même de toucher le dos charpenté. Un autre coup en plein visage le fit percuter la terre forestière, près du talus qu'il dévala de trois ou quatre mètres, le mettant suffisamment à l'écart de l'adulte. Inconscient, il ne vit pas la scène suivante. Un grognement retentit, puis un cri et un combat perdu d'avance pour la brute. Le rankun, ou la bestiole qui rôdait dans le coin, lui sauta à la gorge et lui ouvrit les entrailles. Il s'éloigna quand il en eut terminé avec sa proie, laissant sur place le cadavre sanguinolent d'Ankar, la dépouille intacte du mignon petit lapin, et un gamin amoché totalement silencieux. Une chance qu'il n'aurait sans doute pas la prochaine fois.

Vingt huitième jour sur les terres du nord de Caldérie. 

Lodagan Kerr, l'un des commandants de l'armée du royaume et représentant de l'Alliance, menait ses douze hommes dans une mission d'observation. La situation du côté de la frontière et les incursions de sang-noirs était la priorité, mais il était également en charge de répertorier le nombre de vladénites dans le secteur. Ce n'était pas son premier voyage au cœur des grandes vallées et il était donc l'une des meilleures personnes capables de comparer l'évolution du danger au cours des dernières décennies. Le campement s'était positionné depuis maintenant deux jours. Tentes et chevaux restaient sur place tandis que les hommes s'éloignaient dans toutes les directions pour espérer rendre compte d'une certaine forme de sécurité sur leur propre territoire. Mais si les pouvoirs du roi peinaient à parvenir jusqu'à la frontière nord du fait de la vaste étendue géographique propre à la Caldérie, tout restait pour l'instant sous contrôle.

Ce matin-là, Lodagan quitta le campement avec Méd et Gladius, ses deux fidèles soldats. Ils purent entrevoir deux vladénites positionnés suffisamment loin pour éviter toute confrontation. Leur déplacement silencieux les mena sur un sentier pentu, dans une autre partie des bois. Voilà maintenant quatre heures qu'ils naviguaient entre les arbres des grandes vallées. Le commandant savait que les clans ayant pris position dans ce coin reclus des cités de Caldérie vivaient en perpétuelle conflit avec la dangerosité de la nature tout autant qu'il n'était pas impossible de tomber sur quelques syrions assoiffés de combats. La prudence était donc de mise. L'un des trois chevaux commença à montrer des signes de nervosité, puis le second. Plus calme, la monture de Gladius suivait le mouvement. Ils prirent le temps d'une pause collation avant de repartir. Lodagan espérait effectuer une boucle et revenir au campement par le versant sud. Même si les trois hommes n'étaient pas serein dans ce cadre assombri par les hauts chênes, ils firent quelques pas supplémentaires qui les menèrent rapidement à cet endroit légèrement plus dégagé. Les trois montures s'arrêtèrent et le commandant descendit aussitôt. Méd suivit tandis que Gladius se contenta d'une grimace de dégoût lorsque le corps éventré apparu sous ses yeux. Les boyaux à l'air, l'inconnu n'avait pas été épargné par la bestiole qui s'était chargée de son cas. 

-Un vladénite tu crois  ? Interrogea le commandant.
-Non. Il n'y a pas de griffures. 
En effet, cela ressemblait davantage à un carnage et si les vladénites n'étaient pas de tendres créatures, elles avaient tendance à infliger des griffures plutôt que croquer les entrailles de leurs victimes.
-Les rankuns sont particulièrement féroces. Il est possible qu'il s'agisse de l'un d'entre eux. Ne nous éternisons pas ici.
Alors que Lodagan inspectait les indices au sol, il ramassa un poignard, un arc un peu court ainsi que l'épée du défunt. Méd, quant à lui, s'approcha d'un tas de feuilles derrière lequel il cru entendre un léger gémissement. Il dégaina son épée et s'approcha prudemment. Du bout de celle-ci, il dégagea quelques grosses feuilles pour finalement apercevoir la silhouette d'un enfant. Il planta aussitôt sa lame dans le sol et appela son supérieur.

-Tu devrais venir voir...
Il positionna sa main sur le cou du jeune garçon pour vérifier son état et remarqua le visage tuméfié ainsi que les poignets liés.
Alors que Lodagan inspectait toujours la zone, Méd insista.
Lod !

Celui-ci arriva enfin, stupéfait par la découverte de son compère.
Il est vivant. Je pense que la bête ne l'a pas vu.
Gladius ! Fit le commandant. L'autre s'exécuta et arriva à son tour, tout aussi déconcerté par l'état du garçon qu'ils venaient de trouver.
-Qui a pu faire une chose pareille ?
-J'ai bien ma petite idée. Lança le commandant en pensant à la seule autre personne présente en ces lieux et en se retournant vers le cadavre éventré. Nous devons partir. Gladius, tu prends le gamin.
Avec l'aide de Méd qui venait de trancher la petite corde liant les poignets de l'enfant, le costaud obéit aux ordres et porta celui-ci jusqu'à sa monture. Il grimpa le premier et le récupéra une fois en selle.
Fais attention à sa tête. Lui rappela Méd, préoccupé par l'état général du garçon mais peu disposé, comme ses deux collègues, à lui apporter des soins sur place.

Les trois cavaliers quittèrent la zone et s'éloignèrent. Après deux bonnes heures de pas, ils sentirent tous le danger éloigné.
Je dois m'assurer qu'il va bien. Lança le jeune soldat.
-Fais ce qu'il faut. Ajouta Lodagan en acceptant une pause. Pourtant, il n'approuvait pas la lenteur de leur déplacement. Le campement était encore loin et à ce rythme-là la nuit tomberait avant leur retour. Le commandant et Gladius géraient la sécurité en inspectant les alentours pendant que Méd s'occupait des blessures du jeune inconnu.
Comment va t-il ?
-Ça devrait aller. Mais nous devrions le laisser se reposer avant de reprendre la route.
-Bien. Nous allons camper ici. Nous rejoindrons les autres demain.
Méd approuva la décision. Les chevaux furent attachés à une vieille souche tandis que Gladius s'occupait du feu. Ils n'étaient pas assez nombreux pour se défendre face à certaines attaques mais Lodagan prendrait le risque, pour la survie de l'enfant. 

La soirée et la nuit se passèrent sans encombre. Les trois hommes se relayèrent à tour de rôle jusqu'au petit matin. Alors qu'un petit soleil s'élevait tranquillement dans les cieux, Gladius tentait déjà de raviver le feu pendant que Méd donnait de l'eau aux chevaux. Le commandant, quant à lui, observait le campement d'un peu plus loin, soucieux du danger qui rôdait sur cette contrée reculée de Caldérie.

Les rayons du soleil vinrent réchauffer sa joue gauche. Kal se sentait bien, reposé, et au chaud, enfoui sous sa couverture. Il ouvrit les yeux en pensant être chez lui, sa mère vadrouillant non loin de là. Les souvenirs des derniers jours le frappèrent de plein fouet, tout autant qu'une tristesse immense. Et ce réveil en plein air n'était pas normal, aussi il se redressa en un mouvement. Inquiet, il l'était, inévitablement. Il constata l'absence de liens à ses poignets tandis qu'il levait les yeux en direction du périmètre proche, et moins proche. Il remarqua alors un homme, positionné de dos, qui s'occupait du feu en remuant les braises et en ajoutant quelques branchage du coin.

L'enfant était un peu perdu, il faut dire que l'autre l'avait frappé si fort qu'il en avait encore des vertiges, mais la carrure de l'individu ne laissait aucune place au doute. Pour lui, il s'agissait bel et bien d'Ankhar. Son poignard et son arc étaient juste là, sur le petit tronc d'un arbre mort. Il s'en approcha et s'en empara en silence pour rejoindre ensuite son ennemi. Il lui planta le couteau à l'arrière de la cuisse mais la lame traversa à peine du fait de l'équipement du soldat. Et quand l'autre réagit à la petite douleur, le gamin lui donna un bon coup de pied dans l'entrejambe. Plié en deux, le costaud l'observa un instant. Kal comprit alors qu'il avait fait erreur sur la personne.

-Tu n'es pas... Ankhar. Fit-il encore surpris en reculant de trois pas.

Dans l'incompréhension du moment, il pensa fuir mais un autre homme s'était approché. Ne connaissant pas les intentions de ces hommes, il eut juste le temps de jeter son arc sur celui-ci, qui le prit, sous l'effet de la surprise, aussitôt en plein visage. Il récupéra son couteau et s'apprêtait à s'en servir lorsqu'il sentit son poignet fermement agrippé, l'empêchant ainsi d'aller plus loin et provoquant chez lui une certaine appréhension. La précédente captivité ne fut pas l'un des meilleurs moments de son existence, aussi, il redoutait d'en revivre certains aspects. Les deux hommes étaient dans son champ de vision, cela signifiait qu'un troisième venait également de les rejoindre. Qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Il tenta de se dégager en gesticulant, en vain. 

Alors que Méd et Gladius semblaient en situation périlleuse, les renforts arrivèrent. Lodagan attrapa le poignet de l'enfant pour le stopper dans sa folie, sans doute toujours perturbé par les évènements de la veille et l'agression qu'il avait subie.

-Du calme Petit ! Reste tranquille.

Le commandant lui enleva le couteau des mains pour le ranger à sa ceinture tandis que le regard du plus jeune le fixait avec une certaine rancune, toujours maîtrisé par l'adulte. Il gesticula un moment et finit par se calmer, diminué physiquement par les coups reçus et probablement la faim.

Je constate que tu vas beaucoup mieux.

En effet, le gamin avait retrouvé une certaine vivacité et il avait semble t-il repris du poil de la bête. Le soldat avait remarqué cette lueur, cette énergie, ce côté sauvage qui animait le regard du garçon. Il y avait également de la peur car ces inconnus qu'ils étaient représentaient avant tout des ennemis. Se réveiller en leur présence n'avait sans doute rien de très habituel pour un jeune garçon du coin.

Je vais être honnête avec toi. Je n'ai pas le temps de m'occuper d'un gamin. Néanmoins, tu as un choix qui s'offre à toi. Rester ici et te débrouiller seul, ou nous accompagner jusqu'à Centrale... si toutefois mes hommes réussissent à se remettre de l'attaque d'un enfant...

Le regard accusateur du commandant s'orienta alors sur les deux soldats tandis qu'il lâchait l'enfant pour le laisser réfléchir à sa proposition. Lodagan savait que cette décision ne serait pas facile à prendre, surtout si quelque chose retenait le garçon sur ces terres dangereuses. De son côté, Méd se relevait, un brin chafouin d'avoir été percuté en plein visage par l'arc de l'enfant agité. Le regard de son supérieur le fit redresser bien plus vite tandis qu'il gardait un œil suspicieux sur le petit sauvage, dubitatif. Le jeune inconnu semblait avoir compris les propos du commandant mais il restait silencieux. Les soldats seraient bientôt fixés sur le fait d'avoir ou non un voyageur en plus dans leur convoi. Lodagan observait l'enfant visiblement troublé et inquiet.

Je suis Lodagan KERR, Commandant de l'armée de Caldérie. Et toi, qui es tu ?

Le soldat le surplombait de plusieurs têtes. Il fit pivoter le poignard dans sa main et le tendit à l'enfant pour le lui rendre. Il lui laisserait la liberté de parler quand il le souhaiterait et comptait bien connaître l'histoire qui se cachait derrière les évènements ayant conduits l'enfant jusqu'à eux. Il espérait cependant que le petit les suivrait jusqu'à Centrale, pour sa simple survie. Si jeune et déjà embrigadé dans une aventure sur les terres sauvages...

Gladius approcha à son tour mais resta à distance pour ne point effrayer le garçon.
-Qui est Ankhar ? Tu pensais que j'étais cet homme tout à l'heure.
Tout aussi attentif aux futures réponses de l'enfant, et malgré la petite altercation, Méd espérait lui aussi que le garçon prendrait la bonne décision.

Centrale. Ces hommes rejoignaient donc cette grande ville et on lui proposait de l'emmener. Bien que cette option s'avérait effrayante pour lui, il n'avait guère d'autres choix qui s'offraient à lui. Il ne pouvait pas rester dans les grandes vallées, c'était bien trop dangereux pour lui. Fuir avec ces soldats serait une opportunité, une sécurité non négligeable, même si on lui avait conté bien des méfaits sur les cités de Caldérie ou les créatures dans l'Antre Extérieure. Etait-ce vrai ? Avant de donner sa réponse et de faire entendre le son de sa voix pour la première fois, Kal observa les alentours, toujours aussi inquiet.

-Ankhar est un homme de mon clan. Vous l'avez tué ?

Il avait bien vu que le soldat costaud n'était pas son ravisseur et il avait entendu et répondu à sa question. Le sujet était lancé et la question un peu accusatrice. La brute n'étant plus dans le périmètre, le garçon craignait de le voir surgir de derrière un arbre, l'épée en main et le désir de le corriger une fois de plus. Il remarqua l'échange de regards entre les soldats, soucieux d'avoir une réponse. Dans l'enchainement de la discussion, et en guise de réponse au commandant, il se présenta enfin.

Kal. Il ne jugea pas utile de donner son nom de famille, puisqu'il n'y avait plus vraiment de famille digne de ce nom. Il enchaina aussitôt. C'est grand... Centrale ?

C'était en quelque sorte une question purement infantile rappelant à la fois son innocence et son ignorance du monde. D'ailleurs, son propre royaume lui était inconnu car il n'avait jamais quitté les grandes vallées. La peur de l'inconnu se mêla à la crainte qu'il ressentait en leur présence. Pourtant, ces derniers ne semblaient pas lui vouloir du mal. Il venait de remarquer son mollet bandé et sentait la fabuleuse odeur que dégageait la marmite encore fumante, de quoi lui tirailler l'estomac, lui qui n'avait rien avalé depuis maintenant presque deux jours. Son regard dans cette même direction n'était sans doute pas passer inaperçu tandis qu'il attendait des réponses à ses interrogations.

Le p'tit se prénommait Kal. Simple et parfaitement adapté à son minois d'enfant. Lodagan soupira un instant, déconcerté par cette trouvaille qu'il allait devoir ramener à Centrale. Non pas que ça l'ennuyait, mais qu'en ferait-il ensuite ? Méd et Gladius se présentèrent au garçon tandis que le commandant constatait le regard de ce dernier qui lorgnait sur la soupe en ébullition. Évidemment qu'il devait avoir faim, en plein croissance et sans doute privé de nourriture depuis plusieurs heures.

-Mangeons un morceau. Nous devons reprendre la route et rejoindre les autres au campement".

Rejoignant le tronc d'arbre qui leur servirait de siège pendant la collation, Lodagan n'avait pas oublié la question du gamin.

"Si tu parles de l'homme qui t'accompagnait, nous ne l'avons pas tué. Une bête s'en est visiblement chargée avant nous". Avant de rajouter quelques mots supplémentaires, un brin en contradiction avec ce qu'il avait pu vivre. "Tu as eu beaucoup de chance".

L'enfant ne semblait pas perturbé par ses propos, plutôt concentré quant à dévorer ce qui fut versé dans son assiette. Les soldats prirent eux aussi le temps de manger et tous se préparèrent au départ. A la question du garçon, Lodagan répondit positivement car même les habitants du plus grand des villages de l'Antre ne pouvait imaginer la grandeur de la cité royale tant qu'ils ne l'aient pas vu de leurs propres yeux. 

Gladius était d'une certaine carrure et Méd portait tout un arsenal, le commandant chevaucherait donc les dernières vallées avec l'enfant à ses côtés. Après quelques heures de galop, tous les quatre parvinrent enfin au campement. Plusieurs hommes les accueillirent et se chargèrent de leurs montures. Lodagan fit descendre le garçon et descendit à son tour. Les hommes l'observaient avec une certaine curiosité, il faut dire qu'il n'était pas courant qu'un groupuscule de soldats se déplacent avec une demi-portion.

Méd ! Fit le Commandant en désignant le petit du menton et lui faisant simplement comprendre qu'il le laissait sous sa surveillance.
-"Je m'en occupe". Répondit ce dernier. "Viens avec moi".
Il l'entraîna sous la tente principale et prit quelques instants pour vérifier son état. Tout semblait rentrer dans l'ordre. Il se permit juste une question non encore abordée. "Que s'est-il passé là-bas ?"

Le jeune soldat espérait soutirer quelques informations au jeune garçon mais il ne le forcerait point à répondre. Il fallait parfois du temps et de la confiance pour ce genre de choses, surtout lorsque l’environnement était peu propice aux discussions. En effet, les soldats parlaient fort à l'extérieur et Méd, tout comme Kal, entendirent l'un d'eux relater l'attaque de vladénites de la veille auprès du commandant. Ici aussi personne ne s'était ennuyé.

Kal ne s'était pas fait prier. Il avala l'intégralité de son auge et en prit une seconde fois tellement cette soupe assaisonnée aux pommes de terre et autres légumes était savoureuse. Cet instant de réconfort fut le meilleur des deux derniers jours qu'il venait de vivre. Mais les trois hommes semblaient pressés de quitter les lieux pour rejoindre d'autres soldats dans un campement. Son côté sauvage s'était réveillé et cette idée de rencontrer d'autres cavaliers ne lui plaisait pas beaucoup. Mais avait-il le choix ? En attendant un départ prochain, le commandant lui raconta que la brute d'Ankhar avait été tuée par une bête dans la forêt où il se trouvait également. Il était certain qu'il avait eu beaucoup de chance, et malgré cette funeste nouvelle, Kal ne dévoila aucune émotion pour le disparu et lécha même sa gamelle jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.

Oui, Centrale était une grande cité et tous les quatre se rendraient sur place très prochainement. Mais pour l'instant, c'est à cheval que tout ce petit monde traversa les hautes herbes du creux des grandes vallées. Fatigué malgré une nuit reposante, le jeune garçon somnola entre les bras du commandant qui dirigeait sa monture. Kal ne parvenait pas à maintenir ses yeux ouverts et il s'endormit au rythme du balancement provoqué par le galop engagé mais serein des trois chevaux. Il se réveilla à plusieurs reprises mais ce n'est qu'à l'approche du fameux campement que le plus jeune se redressa. Il y avait plusieurs soldats et il sentait certains regards se poser sur lui. A peine était-il descendu du grand animal que le soldat prénommé Méd l'entraina sous l'une des tentes. Il vérifia sa blessure au mollet et observa sa pommette avant de s'installer en face de lui et le questionner. Kal l'observa, tout d'abord silencieux. Il savait que cet homme ne lui ferait pas de mal mais il ne savait pas comment relater les péripéties vécues la veille.

-"Je me suis enfuis". Dit-il en premier lieu. "Ankhar m'a retrouvé, il devait me ramener au clan". Il y avait beaucoup d'autres choses à raconter, mais les hommes à l'extérieur semblaient animés par des discussions portant sur une attaque de vladénites. Le jeune soldat semblait l'écouter, alors le gamin se confia davantage. "Mon père est le chef de notre clan. Et Rekh... s'il apprend qu'Ankhar est mort... C'était son frère". Ajouta t'il. Ce point là était en effet très ennuyeux car le bras droit de son père n'avait rien d'un tendre et le jeune garçon l'avait toujours craint, bien plus que la brute d'Ankhar, il y avait donc du niveau. Rekh commettait tout type d'atrocité et si Kal n'avait jamais eu affaire à lui, excepté lorsqu'il fut puni et qu'il perdit un doigt à ce titre, c'était uniquement de par son statut de fils de chef de clan... une autre chose qu'il venait de perdre par sa fuite vers l'Ouest, qui plus est avec des soldats de Caldérie. "S'il me retrouve..." Cette pensée l'angoissa tandis qu'il pensa soudainement à sa mère. "J'espère qu'il se fera lui aussi dévorer par une bête". Puis, comme pour éviter de parler de ce qui le concernait, le garçon bredouilla quelques mots supplémentaires. "On va croiser des vladénites ici ?"

Méd écouta les bribes de récit du jeune garçon en tentant de remettre les éléments dans l'ordre. Il lui semblait avoir compris l'essentiel mais ce Rekh l'inquiétait tout de même un peu.

-"Allons, ne sois pas trop inquiet. Il n'est pas dit que ce Rekh tombe sur le cadavre de son frère. Le temps qu'il constate son absence, nous serons tous déjà bien loin".
Le jeune soldat rassurait l'enfant en se rassurant lui-même. Les membres de ce clan ne semblaient pas être des enfants de cœur et il n'avait aucunement le désir de les rencontrer. Également, il avait bien compris que le père du petit dirigeait le groupuscule et il ne savait pas réellement ce qu'il pouvait ajouter à cela. Aussi il préféra garder le silence à ce sujet.

"Les vladénites sont partout, mais nous sommes nombreux, tout ira bien. Allez viens, le commandant nous attend à l'extérieur". Dit-il simplement. Après une rapide vérification, le gamin semblait aller beaucoup mieux et il fallait désormais le compter dans leurs rangs.

Lodagan avait terminé le débriefing avec ses hommes. L'attaque de vladénites n'avait rien engendré de particulier, si ce n'est des statistiques plus élevées. Cela l'enchantait guère car la situation aux frontières était déjà pénible à cause des assauts de sang-noirs, il fallait maintenant rajouter à cela une recrudescence de créatures tueuses.

-"On lève le camp dans une heure, que tout le monde se prépare !" Le commandant avait donné ses ordres. Il avait eu suffisamment d'éléments pour en ramener la teneur à Centrale. Méd laissa Kal avec Gladius et il rejoignit son supérieur pour lui divulguer les quelques informations lâchées par l'enfant. Lodagan observa le petit en compagnie du soldat costaud puis donna ses instructions au jeune soldat.

-"Je te le confie. Garde un œil sur lui et sois prudent, les hommes qui vivent dans ces clans sont des brutes épaisses. Son père ou ce Rekh peuvent très bien vouloir le récupérer".
-"Nous sommes plus rapides"
-"Peut-être. Reste juste prudent".
-"Entendu !"

Méd sentait une once d'inquiétude dans la voix de son commandant. Pourtant, ce dernier n'avait pas pour habitude d'être préoccupé. Etait-ce en lien avec le petit Kal ou cette histoire de Vladénites ? Quant aux sang-noirs, ils avaient repéré certains d'entre eux lors de leurs premiers jours dans les terres sauvages... mais rien n'avait révélé une menace. Tant que le roi de Caldérie opérait la surveillance, ils étaient tous à l'abri d'une invasion.

Moins d'une heure s'écoula avant que les soldats ne prennent la route en direction de la capitale. Tous rentreraient bientôt chez eux, à Centrale.

Malgré les mots rassurants du soldat, Kal s'inquiétait bel et bien pour les heures à venir. Il avait suffisamment côtoyé Rekh pour le savoir dangereux et rancunier. Il lançait donc régulièrement un  regard en direction des grandes vallées, en espérant ne jamais voir sa silhouette à l'horizon. Le garçon ressentait néanmoins une once de sécurité auprès de ces soldats venus en nombre dans ce coin reculé de la Caldérie afin d'évaluer le danger aux frontières, d'après ce qu'il avait perçu dans les quelques conversations venues jusqu'à ses jeunes oreilles. Méd le rassura également au sujet des vladénites et aussi étrange que cela puisse paraître, ces créatures n'effrayaient pas vraiment le gamin. Il a déjà croisé plusieurs d'entre eux lors de parties de chasse au sein du clan et il a même participé à une battue pour abattre l'un d'eux, lorsque l'un des membres du clan fut blessé. Une bonté qui ne valut pas la vie sauve au malheureux puisque Rekh l'exécuta quelques jours plus tard après un différent très anodin. Toutes ses pensées ramenaient décidément à cet impitoyable individu.

Alors que Méd discutait avec le commandant, le garçon écoutait Gladius qui évoquait déjà le prochain repas, et ce sujet l'intéressait beaucoup. La gentillesse de ces soldats contrastait avec la dureté de la vie dans le clan, et malgré son jeune âge, Kal comprenait maintenant que sa mère n'était pas morte pour rien. Elle l'avait sauvé et si les choses se déroulaient bien et qu'il parvenait jusqu'à la capitale, alors il pourrait débuter une nouvelle vie. Il l'espérait vivement, même si pour l'instant ses pensées restaient éparpillées sur divers thèmes. Il avait également de nombreuses questions. Où allait-il dormir ? Que ferait-il là-bas ? ... mais il préférait pour l'instant observer l'agitation des soldats qui se préparaient au départ. Les tentes furent rapidement démontées et les différents bagages hissés sur les montures. Trois soldats partirent devant et s'éloignèrent au loin. Ils revinrent une bonne dizaine de minutes plus tard pour confirmer l'absence de danger. L'emplacement du campement laissa de nouveau place à la nature elle seule. Kal lança un dernier regard vers les grandes vallées qui se dressaient derrière eux. Cette fois-ci, la faction de soldats dirigée par le commandant Kerr était en route pour Centrale.

Fin du RP.